Au XVIIIe siècle on disait « faire des yeux de carpe frite » en ce qui concernait des jeunes gens qui se lançaient des regards amoureux. L’expression va devenir « faire des yeux de merlan frit » et s’adresse plus aujourd’hui à ceux qui ont un regard niais.
Il n’y a aucun rapport avec le merlan, le coiffeur en argot, mais tout simplement avec le poisson qui, se retrouvant dans une poêle chaude, avait la bouche ouverte et les yeux sortis des orbites et ressemble à des bielles blanches. Le cinéma muet va accroitre cette expression quand les acteurs exagéreront les mimiques et les gros plans les faisant apparaître avec ce côté niais. En effet ces yeux extatiques, supposés symboliser une transe amoureuse, étaient franchement ridicules.
Aujourd’hui l’expression est beaucoup consacrée à un regard niais qu’à une expression amoureuse. Tout le monde se méfie à l’ère de l’image, d’apparaître ainsi ; cela entraînerait rapidement une diffusion tout azimut sur les réseaux sociaux et risquerait de détruire l’idée que l’on se fait de la personne. Comédiens, acteurs, chanteurs n’utilisent pas cette expression du regard, sauf s’ils doivent interpréter le rôle d’un niais ; ce fut le cas d’Alvaro Vitali, un acteur italien qui avait commencé sa carrière dans le Satyricon en 1969 et qui s’est reconverti en voyeur pervers et niais dans des films crades italiens.
Mais s’il y a un domaine où ce regard niais ne pardonne pas, c’est dans la politique. Un homme politique doit être avant tout un bon comédien pour pouvoir exhorter ses futurs électeurs. Il doit pouvoir persuader et pour cela, outre ses faits et gestes, avoir un regard franc, massif, volontaire pour paraître convaincu de ce qu’il dit. Un proverbe dit que « les yeux sont le miroir de l’âme », vrai ou faux, nombreux sont ceux qui abondent en ce sens.
Pourtant nous avons rencontré un homme politique au regard franc et volontaire lorsqu’il récite son texte, mais qui, dès la tirade aboutie, semble regarder au loin la ligne bleue des Vosges et paraît insensible aux propos de ses interlocuteurs. Il s’offre alors un regard niais, un regard de merlan frit, et l’on se demande si cela est une infirmité physique ou véritablement le miroir de son âme, de sa pensée. Subitement, comme si on avait actionné un interrupteur, le verbe revient et le regard incisif de même, puis il retourne dans un aspect léthargique.
Cher lecteur, nous ne vous dirons pas de qui il s’agit ; le Ficanas étant publié, il nous adresserait son équipe de juristes qui s’empresseraient de nous traîner devant les tribunaux pour porter atteinte à son image. Et il aurait raison. En effet « Toute personne quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée ». Le problème chez lui est que cette expression niaise n’est pas privée, mais publique.
Vous êtes déçu ? Ne le soyez pas trop. Essayer au contraire de le fréquenter mais il est bien gardé par des hommes en noir musclés qui éloignent les importuns. Même à distance vous verrez alors ce regard qui cherche désespérément le lieu où il va pouvoir s’exprimer, et une fois, le discours récité, vous verrez apparaître ces yeux de merlan frit que la chirurgie esthétique s’est empressée de conserver.
Christian Gallo – © Le Ficanas ®